Une réunion
Je n'en peux plus de
cette réunion interminable. Les mêmes sornettes depuis des mois.
Les mêmes dossiers, des mêmes clients. Le Staff est là et semble
intéressé par ce qui se dit. L'animateur, c'est le directeur
commercial qui regonfle et harangue la foule, nous, nous passe un
savon, parle croissance, courbes, bénéfice, déficit, progression,
parts de marché. Ce vocabulaire m'épuise, à force d'avoir été
utilisé, il me fait penser à ce petit sachet de thé que l'on
infuse une deuxième fois, pensant encore en tirer quelque chose. A
part une eau jaunâtre, il n'y a généralement rien qui sort de ce
nouveau passage. Je suis là, ma tête infuse et laisse passer le
flot incessant, gouailleur et remuant du directeur. Je trace quelques
traits sur mon cahier, histoire de donner le change. Je feuillette
les quelques photocopies qui m'ont été remises en début de
réunion. Je contemple l'écran qui balance un diaporama qui se veut
dynamique et percutant. Le logo de la boite s'imprime en calque sur
chaque diapositive. Je retourne à mon dessin, fait de courbes, de
traits, de symboles ésotériques, auxquels je ne comprends rien. A
tout cela, je ne comprends rien.
- Quelque chose vous
chagrine, Tellier ?
- Comment ?
- Quelque chose vous chagrine ?
- Non Norbert.
Norbert, c''est le nom du
boss commercial. Un type ventripotent. Quinze ans de boite, le
presque tiers de sa carrière. Il est rentré ici comme commercial et
en sortira dans quelques années, entre cinq et dix ans, parce qu'il
aura cessé de plaire ou parce qu'il sera dépassé. Pour l'instant,
il fait le beau.
- A quoi vous ne comprenez rien ?
- A rien.
- Attention, roulements de tambour, Mesdames et Messieurs, Tellier ne comprend rien à rien ! On avance !
Bien sûr, ce genre de
blague fait frémir l'assistance, heureuse de s'en payer une tranche
sur le désigné déversoir de la réunion. Aujourd'hui c'est moi.
Comme souvent d'ailleurs. Je finis par m'y faire, par accepter ce
rôle. Puisqu'il en faut un, je veux bien être celui là. La foule
s'esclaffe.
- Rien, ça ne fait pas beaucoup ! Balance narquois Pisani, un corse plutôt sympa, heureux de sa saillie.
- Il paraît même que ce n'est pas grand chose ! Rugit Colombin, le mal nommé car c'est un vachard, toujours prêt à vous mettre la tête sous l'eau. Si tu as un problème, confie le à Colombin, c'est mieux qu'un mail « Transférer à tous »
A chaque nouvelle tirade,
un brouhaha version classe de seconde au mois de juin explose. Ne
manquent que les boulettes de papier et la vidéo postée sur
Snapchat. Norbert rappelle les
troupes à l'ordre. En trois paroles appuyées, il obtient l'effet
escompté. Le calme revient, ne restent que les regards rieurs et les
clins d'œil échangés. Norbert reprend le contrôle.
- Avant de ne rien comprendre, où en étiez-vous de votre compréhension Tellier ?
De nouveau, un souffle de révolte s'amplifie, maintenue en l'état et rabroué d'un geste de la main de Norbert qui sans se retourner intime de se taire.
- J'ai cru comprendre que les chiffres n'étaient pas bons pour le mois dernier, que les concurrents freinent sur les commandes, et qu'ils sont sur nos talons. Notre chiffre d'affaire diminue, ainsi que nos marges, puisque les clients négocient des rabais que nous leur accordons assez facilement vue la pratique déloyale de nos concurrents. J'ai bon ?
Ma réplique l'a surpris.
Il ne s'y attendait pas. Il me croyait égaré et perdu, pas concerné
par ce qui se disait. Je pense même qu'il pensait me piéger. En
fait, je n'ai pas de mérite. Je ne sais absolument pas ce qu'il a
raconté dans les vingt minutes qui ont précédé, mais son discours
est tellement téléphoné et entendu que je me suis contenté de
composer une ballade tube de l'été, ce genre musical qui s'incruste
dans votre cerveau sans que vous ne sachiez qu'il est gravé là.
- Tellier, vous me surprenez ! Moi qui vous croyait largué et pas intéressé, vous faites preuve d'attention sans en avoir l'air. Le génie de la classe qui passe pour le cancre et se révèle au premier contrôle. Chapeau !
J'ai pris du galon en une
phrase.
- Sauf, reprend-il,
sur vos chiffres justement. Reprenez le tableau.
Il s'adresse à
l'assemblée. Je pense que ma route en solitaire n'est pas terminée.
- Tout le monde y est ? Tellier, Vos chiffres, ce n'est plus une défaillance, ne n'est pas une chute, un mauvais moments. Vos chiffres, c'est le Titanic !
La remarque n'a pas
l'effet escompté sur sa cour. Il faut dire, faire référence au
Titanic, ça manque un peu d'originalité. Pour un type qui est censé
anticiper les tendances des clients, 1912, c’est plutôt passéiste.
Seul Colombin y va de sa petite vanne.
- Il doit voyager avec les troisièmes classe !, en référence à ces voyageurs qui ne disposaient pas de gilets de sauvetage et qu'on a interdit de monter dans les canaux au moment ou le navire sombrait. Très fin Colombin, le jour du grand soir, je saurai me rappeler ce moment.
Mais Norbert n'a pas
relevé la vanne, à peu près d'aussi bon goût que la sienne.
- Tellier : moins dix-sept pour cent le mois dernier ; moins douze pour cent le mois d'avant. Moins quarante-deux pour cent sur douze mois. A vous seul, vous portez une lourde responsabilité dans nos difficultés actuelles !
- Vous n'y allez pas
un peu fort ? Là, j'avoue, ça frise l'insolence.
Rectification. C'est de l'insolence.
- Tellier, fermez-là !
De toutes façons, nous reprendrons cette conversation dans un autre
lieu, à un autre moment. Ce n'est pas l'objet de cette réunion.
J'ai bien senti qu'il se contient pour ne pas me jeter par la fenêtre, ce qu'il pourrait faire aisément, vu son gabarit de rugbyman ventripotent façon old school, et le mien, impressionnant de ses soixante-cinq kilos cinq cents de la balance ce matin dans la salle de bain après petit-déjeuner.
J'ai entendu quelques
mots échangés entre mes collègues, quelques rires étouffés, des
œillades de moquerie, quelques-unes, peu, de soutien. Je n'ai pas
surenchéri. Ce n'est pas que j'étais battu. C'est plutôt le type
de moment où tu te dis, face à l'adversité, fais le dos rond,
surtout que cette adversité là, je m'en fous un peu.
- Bien, la réunion est finie. Qui va déjeuner ?
Par ces mots, Norbert
entend qui va déjeuner avec lui, grand chef incontournable d'une
équipe de commerciaux chevronnés. Rien de tel qu'un repas d'équipe
pour resserrer les liens, échanger quelques blagues, quelques
anecdotes pesées sur tel ou tel concurrent, tel ou tel client,
voire, épouse de clients. La patrouille de France des commerciaux
est en marche. Sans moi. De toute façon, je pense que l'invitation
en forme de question ne s'adresse pas à moi.
- J'ai un rendez-vous extérieur dans le quartier. Désolé, je n'en suis pas.
- Pas de problème, répond Norbert, me jetant son regard façon L'Empire. Rejoins-nous pour le café si tu peux. Quatorze heures, c'est bon ? Je note le tutoiement. On est redevenu potes. C'est dingue comme les choses vont vite.
- Je pense. Je verrai. A tout à l'heure. Peut-être.
La joyeuse équipe s'est dispersée dans une ambiance de fête foraine. Colombin s'est rapproché de Norbert et ne l'a pas quitté jusqu'au moment où ils sont montés dans l'ascenseur. Je suis retourné prendre mes affaires laissées dans la salle. Sur mon cahier ouvert, s'affiche le dessin emberlificoté de traits et de courbes. En le retournant, j'y distingue très nettement une tête de mort.
Quatorze heures quinze. Je ne suis pas à un quart d'heure près. Je suis retourné au bureau. J'ai délaissé le café, oasis du quartier où la caravane de commerciaux se retrouve pour prendre le petit noir à chaque réunion commerciale, tous les quinze jours. Pas envie de retrouver ce bon Norbert, ses lieutenants et sa petite armée pour les entendre pérorer dès mon arrivée. Ça ne me dérange pas de passer pour l'idiot de service, jusqu'au moment où ça me dérange. Je n'ai pas envie de devenir désagréable et de prendre le risque de m'affoler en balançant un ou deux bourre-pifs nécessaires pour montrer que limites en toutes choses il existe. Ce n'est pas à cette bande de paltoquets que je pense en me retirant de la sorte, mais à moi. Je ne voudrais pas entacher ma dignité par de la violence que je n'aurais pas créée et qui s'exprimerait faute de mots pour la contrer. Je ne veux pas être la victime de moi-même, l'auteur inattendu d'un accès de violence que je réfléchis et qui donc serait prémédité. Je prendrai un café filtre au bureau.
Mon bureau. Un réduit de cinq mètres carrés, pas très carré, plutôt rectangulaire, qui contient une armoire en métal gris, portes accordéons couinantes et raclantes à chaque ouverture. Le pied de biche n'est pas encore nécessaire pour l'ouverture, j'ai déjà utilisé un tournevis. J'ai demandé qu'on me la change, on m'a parlé investissement, chaque année, depuis quatre ans. Du coup, je ne demande plus. Elle offre un avantage, c'est une des rares armoires du pool de commerciaux qui ferme à clé. J'y ai mis quelques effets personnels, un cric de bagnole, un jeu de clés, des livres rapportés de chez moi que jamais je ne lirai, une boite d'archives dans laquelle j'ai fourré des bibelots offerts par les collègues à l'occasion de la tradition idiote de l'échange de cadeaux lors du repas de Noël organisé par la boite. Et la coupe du tournoi de foot inter-services que j'ai fauchée à l'équipe gagnante il y a deux ans. Ils l'ont cherchée partout, l'histoire est remontée jusqu'à la direction générale qui a menacé le voleur de sanction disciplinaire si le trophée ne réapparaissait pas. Il n'a pas réapparu, mais il est resté dans la boite, dans l'armoire, dans le bureau du service commercial de l'entreprise. Donc, ce n'est pas un vol. Ça a occupé les conversations durant deux mois après la disparition et on a plus entendu parler. Depuis, ils mettent les coupes sous vitrine fermée à clé à l'accueil. Ridicule. Mon bureau, mon plan de travail maintenant. Une planche posée sur deux tréteaux. Pot à crayons, avec crayon de bois, unique habitant de ce contenant, vu que la porte du local ne ferme pas à clé. Inutile de tenter les voleurs. Il y a trop de choses qui disparaissent en temps ordinaire. Comme le plus clair de mon temps se passe sur la route et que je viens ici une fois tous les quinze jours en moyenne, je n'ai pas d'ordinateur fixe. Dans un cadre, une photo. Charles Bukowski. J'aime ce vieil emmerdeur comme j'aime mon propre père. Ils ont la même gueule déglinguée de buveur invétéré. Mon géniteur aurait pu passer des soirées avec Buko, ils se seraient certainement mis sur la tronche par amitié sur le coup de trois heures du matin. Tronche d'alcoolo mis à part, j'aime Bukowski pour ce qu'il a écrit, tout ce qu'il a écrit. Ne me parlez jamais en mal de lui, il vous en cuirait. Face à moi, un poster. Un petit chat dans un couffin d'osier. Ça a la même valeur que toutes ces merdes accrochées ici ou là pour le festival machin, le quatre mâts aux voiles gonflées, Marlon Brando, Kurt Cobain, Christophe Maé, Julien Doré, les Stones, une formule un ou une voiture de rallye, un footballeur ou la déclaration des droits de l'homme. Pourquoi les gens éprouvent-ils l'absolue nécessité de punaiser des trucs comme ça, censé représenter une passion, une sensibilité, un goût, une idée, une envie, un désir non réalisé, à la vue de tous ? Engager la conversation, envoyer un message, créer des connivences ? Du coup, avec mon petit chat , tout le monde me prend, au mieux, pour un demeuré, au pire pour un con. Deux possibilités sur lesquelles on ne m'a jamais interrogé. Et puis, je finis par l'aimer ce petit chat. Je le trouve espiègle. Dans mon bloc de tiroirs qui lui ne ferme pas à clé, il n'y a rien. Si les dossiers commerciaux remis chaque quinzaine par Norbert peuvent être considérés comme rien. Ils y sont tous depuis six ans. Depuis mon arrivée dans la boite. Je pense même que si on se décidait à faire une recherche archéologique dans ces tiroirs, on les trouverait dans leur ordre d'arrivée, comme des strates successives des limons déposées, semaines après semaines. L'histoire de la société en chiffres, courbes, diagrammes et ratios. J'y glisse le dernier reçu, celui de ce matin, pour ne pas contrarier la tradition. C'est important la tradition. En refermant le tiroir, je me ravise. J'ouvre mon cahier à la page qui contient mon petit croquis sorti de mon subconscient. Je le dépose sur le haut de la pile et referme le tiroir. Je prends le cadre de Bukowski et le glisse dans ma sacoche. Je contourne mon bureau, ouvre mon armoire, en sort la coupe. Vainqueur du Championnat inter-services 2013. Je la pose sur le bureau, à la place du cadre que je viens de ranger. Je sors de ma tanière et me dirige vers la cuisine pour me servir un café dans un mug. Il est trop chaud et a un goût de caramel brûlé. Je sors et me dirige vers le bureau de Jocelyne, l'assistante commerciale. Elle insiste pour qu'on l'appelle Joss. Le côté américain, sans doute. En même temps, qu'est ce que vous voulez faire d'un prénom pareil. Elle est accaparée par une tâche administrative et je l'aborde avec tact.
- Joss ?
- Ah, Franck ! Tu vas bien ? La réunion s'est bien passée ?
- Du tonnerre ! Norbert était au top ! Tu le connais, il n'a pas son pareil pour motiver ses troupes !
- C'est vrai, c'est un sacré type. Un bosseur ! Il ne t'a pas trop embêté avec tes chiffres ? En disant cela, je décèle une pointe de gène dans la question, en même temps qu'elle rosit un peu.
- Disons qu'il m'a un peu rabroué. Rien de méchant. Au fond c'est un bon bougre.
- Oui, et il pense à la réussite de la société. C'est important, surtout au moment des augmentations.
- Oui, tu as raison. C'est important. Quand tu verras Norbert, tu pourras lui dire que j'ai dû m'absenter pour le reste de la journée ? Un imprévu...
- D'accord. Rien de grave j'espère ?
- Non, rien de grave, juste un point à régler auquel je ne m'attendais pas.
- Entendu, je le lui dirai. Autre chose ?
- Non...Si ! Tu savais que Colombin en pince pour toi ? Une confidence d'il y a quelques jours. Il m'a fait promettre de ne pas en parler. Je n'ai rien dit à personne, sauf à toi, tu es la principale concernée.
Joss accuse le coup. Elle ne peut pas blairer ce crétin, pas plus que l'ensemble de l'équipe administrative. Il faut dire, ce type a une tendance à regarder les filles comme s'il s'agissait de morceaux de viande. Du coup, sa réputation est en zone rouge carmin. Et encore, vous n'avez pas vu la tête du lion. Ses dents ne font pas vraiment envie.
- Le salaud ! Je devinais qu'il tramait quelque chose celui-là, avec sa façon de me regarder et ses bonjours mielleux ! Je ne vais pas me laisser faire, crois-moi ! Je vais l'attraper et lui dire ma façon de penser. Merci de m'avoir prévenue, je reste sur mes gardes, du coup.
- Il vaut mieux avec un mec comme lui qui se brosse les dents avec un balai à chiotte.
- Joss éclate de rire !
Elle glousse au point que l'on ne voit plus ses yeux et qu'elle a du
mal à reprendre sa respiration.
- Ça va aller Joss ?
Elle met quelques
secondes à revenir au calme.
- Ah ! Tu m'as fait rire ! Merci, ça va ! Tu as autre chose à me dire ? Version boulot je veux dire.
- Non, c'est bon pour moi. Salut Joss, à dans quinze jours !
- Ok, à dans quinze jours.
Je m'étais déjà mis en marche quand Jocelyne l'américaine me héla.
- Franck ? Tu m'as laissé tes derniers contrats signés ?
- Non, je les ai laissés chez moi. Je te les envoie sans faute par courrier demain matin.
- Sans faute, hein. C'est important, c'est pour les chiffres. Surtout pour toi...de nouveau la couleur rose.
- Oui, promis. Compte sur moi. Au fait, Joss, ce mug, c'est bien celui de Norbert ?
- Oui, c'est le sien, il y tient comme à la prunelle de ses yeux, c'est un cadeau de sa femme.
- Ah, ok ! Tu pourras lui dire que je lui rapporterai ?
- Humm...oui, mais fais-y attention !
- Tu me connais Joss ? La prunelle de ses yeux !
Je me suis dirigé vers la sortie, sacoche en bandoulière et mug à la main. J'ai rejoint ma voiture. Les prunelles de Norbert ont explosé un dizaines de morceaux lorsque j'ai balancé le mug dans le caniveau. Je me suis installé au volant et mis de la distance avec ce qui appartenait définitivement au passé.