Un billet #9

Rock n' road

La vieille bagnole me conduit sur la départementale déserte à son rythme de vieille bagnole. En grinçant. Elle me fait savoir, par les frictions, les frottements, les couinements que rien ne sert de trop lui en demander. C'est moi qui suis à son rythme, pas elle au mien. Inutile d'exiger d'elle plus qu'elle ne peut m'en donner. Elle refuserait. Jusqu'à me le manifester par la panne. Je la connais par cœur. Disons que nous avons une vie de vieux couple, faite de railleries, de jurons, de coups de blues mais aussi d'un grand respect mutuel imposé par le temps passé ensemble. Elle m'impose la vitesse à ne pas dépasser sous peine de le payer immédiatement par l'arrêt immédiat de l'ensemble de ses fonctions vitales. Je roule donc honorablement à plus ou moins soixante kilomètres heure, en fonction des reliefs de la route. La cassette de l'autoradio balance Sympathy for the devil. Je ne sais pas comment la bande magnétique peut continuer à cracher cette musique, aussi loin que je me souvienne, elle a toujours voyagé avec moi. Parfois, certains passages diminuent de volume, d'autres sont distendus, ce qui fonctionne assez bien finalement avec ce morceau sans âge. Alors que Richard attaque son riff minimaliste et génial, j'aperçois au loin, sur le bord droit, un type pouce levé. Il marche sans se retourner. Je le dépasse, jette un œil dans le rétroviseur. La fumée bleue de l'échappement le recouvre un instant puis se dissipe, poussée par le déplacement d'air. Je décide de m'arrêter. La charrette semble contrariée par l'ordre auquel elle ne s'attendait pas et consent, dans un bruit de ferraille crissant, à ralentir puis à stopper, en marquant sa désapprobation par la distance de cent cinquante mètres qu'elle a couverte avant l'arrêt complet. Elle cliquète en attendant le gars que j'observe grandir dans le rétro. Il arrive à la hauteur de portière, l'ouvre, me jette un regard et prend place sur le siège. « Bonjour, vous allez dans quelle direction ? » « Bonjour », répond-il. « Je vais où tu vas. Le sais-tu seulement ? » Les mots se perdent dans la saturation de l'autoradio qui continue de cracher ses notes électriques. Les chœurs obsédants s'arrangent pour me faire perdre le sens des paroles étranges. Je redémarre dans la fumée et les vrombissements de la chignole usée. Mon passager fixe la route qui dévoile le tapis bitumeux dont je ne vois pas la fin.

C'est là-bas que je vais.

© 2019 Pascal Deleu. Tous droits réservés.
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