Un billet #22
Monsieur B.
Il est terrassier-manœuvre sur les chantiers. Tu parles d'un boulot. Porter des sacs de ciment, remplir des brouettes de sable ou de béton sorti des bétonnières, les apporter au maçon qui montera les murs, ou coulera la terrasse, creuser des tranchées, hiver comme été, dans le froid le plus piquant ou sous la chaleur la plus lourde. C'est cela son métier. Terrassier-manœuvre. Un mot fourre-tout, on peut tout demander au terrassier-manœuvre, pourvu que ce fusse le sale boulot. Tout en bas de l'échelle ouvrière, dénué de qualification, bête de somme à tout faire, il n'a qu'à se taire devant les ordres, qui viennent de tous puisqu'il est le dernier dans la chaine des hommes du chantier, voire dans l'ensemble de la chaine ouvrière. Il est arrivé d'Algérie, dans les années cinquante. Seul, alors qu'il a femme et enfants laissés là-bas. Une histoire qui tient de la survie, échapper au FLN qui exigeait qu'il abatte son patron, un colon qui l'employait, pas vraiment gentil, mais certainement pas méchant, qui le traitait plutôt bien et lui filait le travail. C'était déjà ça, quand il s'agit de nourrir sa famille. Quand les gars sont arrivés et ont exigé qu'il exécute le fermier, il a refusé. Pas par peur. Pour le simple et sain respect de la vie. Embarqué dans l'avion, il est arrivé à Paris. Son frère était là pour l'accueillir et l'héberger dans une piaule minuscule. Le lendemain, il était embauché pour travailler sur les chantiers. Que peut-on faire valoir, à part sa force et son courage, quand on vient de loin, qu'une guerre se joue chez soi, qu'on parle peu le français, qu'on ne sait ni lire ni écrire et que l'on est plutôt perçu comme une menace ? Il s'est jeté dans le travail, les sept jours de la semaine, sans rien refuser, acceptant sans rien dire les tâches les plus difficiles, armé de son abnégation, de sa volonté et de sa fierté qui lui toujours interdit de se plaindre. Une vie entière à s'échiner. Quitter ce métier à soixante-cinq ans sonnés, parce que les enfants ont exigé, à l'étonnement du patron, qu'il se repose enfin. Finir usé, exténué, le corps brisé par quelques accidents de chantier, les poumons rongés par la poussière et le ciment, dans l'indifférence de tous. Personnage de bonté et de douceur, d'une tolérance infinie, juge de rien ni de personne, vous aviez tant à dire et à nous raconter de votre vie épique. Belkacem. Monsieur B., homme de bien, grand homme discret, votre histoire est à l'identique de celle de ces milliers d'hommes, anonymes oubliés, qu'il nous faudra montrer.