Un billet #19
La révolte du poisson
J'ai toujours voulu être poète. Au lieu de cela, je conditionne des poissons morts dans des emballages plastiques. Je ne suis pas certain que l'ambition des poissons soit de finir sous vide entre deux épaisseurs de plastique. Ces poissons avaient certainement d'autres projets. Se balader dans les profondeurs de l'océan, entre les algues ou les rochers, trouver des amis, aller boire un coup au bar du coin, devenir propriétaire d'une cavité cachée payée à crédit sur vingt ans et qui leur aurait permis d'élever la marmaille nombreuse pour la faire grandir dans la plénitude d'une eau à bonne température. Il aura fallu qu'un chalutier dragueur soit venu réduire à zéro toute ces beaux rêves de réussite sociale. Quand je ne bosse pas à l'usine de poissons, j'habite un quartier populaire dans un immeuble entre deux âges. La chaussée est défoncée depuis trois ans, les nids-de-poule se sont reproduits plus vite que ces volatiles. Il semble que la mairie ait traité le problème en s'en détournant à jamais. Les gosses s'y intéressent, surtout les jours de pluie, ils y voient piscines et autres océans leur permettant d'inventer une multitude de jeux aquatiques sous l'œil, goguenard des passants, colérique de leurs parents et furieux des concierges qui ne veulent pas laisser entrer les marmots les pieds mouillés, non d'un chien.
Au bout de la rue, il y a un café où je passe chaque matin pour avaler un petit noir avant de filer vers l'usine. Je m'y rends au retour, pour retrouver les amis, eux-aussi fourbus du labeur de la journée. Il y règne une odeur âcre de poisson, dernier pied de nageoire de ces animaux occis, régurgitée des popelines et paletots portés par les opérateurs, sans oublier les caristes, as du volant de l'usine, qui conduisent d'une seule main pour faire les malins, allez savoir pourquoi. Une fois par mois, le patron organise ce qu'il appelle pompeusement une scène ouverte dans un coin de la salle. En guise de scène, tu as droit à quelques tomettes de deux mètres carrés éclairées aux néons et aux brouhahas des consommateurs. C'est là que je viens dire les poèmes que j'écris dans un carnet noir. Ce soir, je leur lirai l'histoire du poisson décidé à ne pas se laisser emballer comme un tocard entre deux couches de Poly Chlorure de Vinyle et à défendre chèrement sa peau en organisant la résistance. Je ne sais pas si ça plaira. Mais il faut bien commencer par quelque chose.