Un billet #18
Défense de déposer le bonheur
Derrière l'usine en pierre de meulière, il y avait un terrain vague aux herbes hautes. Un vieux pavillon ouvrier y avait siégé fièrement durant environ quatre-vingts années. Il avait résisté aux assauts du temps, sans jamais rien cédé aux mirages de la modernité. Nul ne savait comment il était arrivé là, peut-être que son fondateur avait annexé ce terrain pour y poser sa pierre, bicoque élevée au rang de pavillon, montant ainsi dans la hiérarchie des habitations populaires. Plusieurs générations s'étaient succédées. Le dernier propriétaire avait travaillé à l'usine toute proche, partant et revenant du travail habillé de son bleu de travail qu'il conservait le samedi pour s'affairer au jardin. La retraite sonnée, il décida de vendre, les enfants ne souhaitant pas prolonger l'histoire en s'installant dans la maison trop exigüe selon les critères actuels du confort. La mairie avait préempté la maison pour un projet immobilier. Le pavillon avait été éventré et rasé par les bulldozers. Il ne fallut que trois ou quatre heures pour effacer les histoires qui avaient été abritées durant des années. On avait clos le terrain, dans l'attente de la naissance du projet et en prévision de dépôts sauvages. Cette précaution fut vite contournée. La clôture fut enfoncée et on vit apparaitre, peu à peu, une baignoire, des carcasses de meubles, quelques pièces de tôlerie et des monceaux de gravats. La terre arasée prit l'allure d'un paysage de collines miniatures et de vallées profondes et devint rapidement le terrain de jeu des enfants du quartier, qui délaissèrent les aires de jeux aux normes Afnor. Des cabanes surgirent, des guerres s'inventèrent et on ne compta plus les cohortes de morts imaginaires et de blessés bien réels d'avoir reçu une pierre ou de s'être coupé sur un bout de verre. Les voisins et riverains s'exaspéraient souvent de ces enfants et de leurs cris. On fit appel aux élus. Un jour, déboula un énorme pachyderme de métal qui arasa, une nouvelle fois, ce terrain dédié à l'aventure. Des piquets, plus hauts et plus solides vinrent ceindre le terrain, dans l'attente de la nouvelle résidence qui disciplinera ce bout de quartier. Les gosses, dépités, retournèrent au square, qu'ils délaissèrent rapidement car bien trop petit pour leur imagination et trop exigüe pour leurs ébats. Cris et rires disparurent. Sur un panneau, sous l'inscription « Défense d'entrer » une main d'enfant ajouta « et d'être heureux »