Salle chômage
Tu es en train d'attendre depuis au moins trente-cinq minutes. Tu jettes un coup d'œil sur la ligne rouge dessinée au sol, très loin là-bas, à cinq ou six mètres. L'infini.
Une dizaine de personnes attendent devant toi, en file, silencieuses, dossier sous le bras, papiers à la main, sac en bandoulière ou mains dans les poches. Deux pianotent sur des téléphones portables, une autre porte un casque aux écouteurs épais, façon moelleux beignets aux pommes et semble ne pas se soucier de ce qui se passe autour d'elle. Elle a raison. Il ne se passe rien. Ou si peu de choses. Les quelques mouvements visibles et perceptibles dans la salle se font dans un quasi silence et sur coussins d'air.
Tu comptes pour passer le temps. En fait, ce n'est pas dix, mais douze qui sont devant toi, bloqués devant cette ligne écarlate, check-point obligé pour passer de l'autre côté. Côté bureaux, côté bocal, où tu vas pouvoir t'asseoir pour exposer ta situation, répondre aux questions, te faire secouer, devoir t'expliquer, défendre ton cas, avant qu'un autre te relève.
Toutes les cinq minutes, une personne passe la barrière symbolique et se fait absorber par le vide cosmique derrière la paroi en verre opaque, genre salle d'aéroport avant l'embarquement, sur la droite du poste frontière. Il y a bien longtemps qu'ici, le temps a suspendu son vol. Il se contente de tourner au dessus de nos têtes, son ombre obscurcit ce lieu infâme et glauque.
Plus que quatre, putain, plus que quatre. Tu jettes un regard furtif autour de toi et tu croises d'autres regards furtifs. Combien d'histoires brisées là dedans ? Combien de drames en train de se jouer ? Combien d'avenirs en suspens, dans l'attente du dégel de situations bloquées ?
Tu balance un œil côté entrée.
Il y a encore des gens qui arrivent, merde, il est que dix heures. Il y a même deux mères avec leur enfant qui s'agite sur le côté. Le troisième là, qui joue avec sa voiture, je sais pas à qui il est.
Une de plus vient de passer le contrôle, elle disparaît rapidement, accompagnée d'un conseiller venu la chercher.
Le mouflet est peut-être à cette femme assise là-bas, le sac posé sur ses genoux, serré entre ses deux mains, comme agrippée à une bouée. Je la regarde. Elle me regarde. J'esquisse un sourire. Pas de retour. Je baisse les yeux et je regarde le sol quadrillé. La bienveillance n'ose pas se montrer dans ce lieu désenchanté.
Une femme cette fois, vient de passer la douane, mais on lui demande d'attendre à l'écart, ce qu'elle fait, résignée, en se postant servilement dans un coin. Du coup elle nous regarde et nous, on l'observe. Ses joues se teintent de rose, gênée qu'elle est d'être le point convergent de tant d'attentions.
Le gamin est venu avec son père en fait. Il a appelé « papa ! » et le père s'est retourné. Le gosse va vers son paternel.
- Quand est-ce qu'on s'en va papa?- Bientôt, bientôt, fait le père.
Menteur, tu es arrivé au moins dix places derrière moi, alors ton bientôt, c'est un mot creux que tu balances pour donner le change.
Mais comment expliquer ce qu'on vient foutre ici à un gamin de six ans à peine ?
Le père demande à son fils de retourner jouer calmement en ne faisant pas trop de bruit, si possible. Je savais pas qu'on était dans une église ou un sanctuaire. Laisse jouer ton gosse, pendant ce temps il n'est pas attentif au poids du désespoir qui a fait son trou ici.
J'ai arrêté de compter les passages derrière la ligne, ça monopolise l'attention pour rien et ça étire le temps de façon inutile. J'aurais du apporter un livre. De la musique. Ou un album de coloriage.
Ça y est c'est à moi. Je me dirige vers un type qui trône, impérial derrière le comptoir design.
Si ça se trouve, C'est Starck qu'a dessiné cette merde prétentieuse. Il a du prendre un sacré paquet pour un meuble plaqué faux bouleau.
Le gars me regarde à peine.
- J'ai rendez-vous avec Monsieur Satori.
- C'est pour quoi ?
- Ah...c'est une convocation pour examen de votre situation.J'ai envie de lui dire que je sais lire et que j'ai compris le contenu de la lettre mais ma remarque reste bloquée au fond de ma gorge.
- C'est donc pour un contrôle. Je le préviens, patientez s'il vous plaît.
- Patienter, je sais ce que c'est. Le type n'a pas relevé le trait d'humour amer.
- Personne
suivante, crie t-il à celle postée un mètre derrière mois.
Je patiente, pas sur le côté comme la femme toujours plantée au même endroit, mais dans la salle où je peux disparaître parmi les gens affairés à ne rien faire. Je me pose sur une chaise inconfortable à l'assise en plastique marron repoussant. Je n'ai pas à attendre trop longtemps, Satori arrive dans les cinq minutes. Il crie mon nom, ce qui me déplaît car toutes les têtes se tournent alors vers moi au moment où je me lève pour le rejoindre. Il me salue et m'invite à le suivre. Je suis pressé de disparaître pour échapper aux regards qui me transpercent le dos. Il me fait passer dans un dédale de couloirs, des bureaux sont ouverts sur la droite et la gauche, j'aperçois furtivement des quidams assis face à d'autres quidams. Un simple coup d'œil suffit à savoir qui dispose du pouvoir. Ceux qui regardent l'écran.
Je le suis jusqu'à un bocal ouvert, il s'écarte pour me laisser passer et s'engage derrière moi.
Sa majesté est trop bonne, elle m'autorise une audience.
- Alors vous en êtes où ?
Houlà ! Il attaque fort ou il a du temps à m'accorder. Parce que si je commence, il peut mettre tous les autres dehors, j'occupe la journée. Au lieu de lui raconter par le menu détail, je choisis alors, devant l'ampleur de la tâche, de faire concis.
- Mais encore?
- Je fais les petites annonces, dans le journal et chez vous, mais pour le moment il n'y a pas grand chose.
- Et vous cherchez dans quoi déjà ?
Mince, relis un peu tes notes, t'as mon dossier sous les yeux. C'est vrai qu'un empereur ça ne lit pas beaucoup.
- Magasinier ou manutentionnaire.- Vous n'avez rien trouvé ?
Je viens de lui dire, il veut que je répète ?
- Rien. Et vous, vous n'avez pas quelque chose à me proposer ?La question qui tue. J'aurais pas du, mais j'ai pas pu m'en empêcher. Mon petit plaisir. Facile, mais ça fonctionne toujours. Je vois bien à une brève ondulation du corps, à un frémissement dans le visage, à la mobilité du regard, que l'autre, il a pas vu le crochet venir. Pourtant, à chaque fois, c'est le même gars qui me reçoit. Pour le coup, c'est moi qui l'ai choisi. Je ne sais pas, sa tête ne me revenait pas, alors je m'arrange pour passer avec lui. Tout le temps. Mais lui, il se souvient pas de moi. Jamais.
- Non en ce moment c'est très calme.Je m'y attendais à la réplique, je la connais par cœur, c'est le genre de réplique qui fait partie de ma culture personnelle. Déjà, mon père avachi devant la télé le disait à ma mère, quand elle rentrait du boulot et qu'elle lui demandait si lui en avait trouvé un. Invariablement, il répondait « En ce moment c'est calme ». Elle fait même partie de l'inconscient collectif, comme le « Jusqu'ici tout va bien » de je ne sais plus qui.
- Vous avez songé à une formation ?Ouais! J'ai songé à tout, à une formation, à devenir cosmonaute, pilote de rallye, aventurier en Amazonie. J'ai songé à me jeter à l'eau, sous un train, à tout lâcher et ne jamais revenir.
J'ai même songé à retrouver du boulot. Mais tout ça, je peux pas le dire à César, il croirait que je me fous de lui.
- Bon, vous revenez me voir dans, disons...un mois.C'est ça, à dans un mois, de toute façon j'ai du temps libre, et puis ça me promène !
Je me lève, tourne les talons et me dirige vers la sortie.
Dans la salle, il y a plus en plus de monde. Les gamins ont sympathisé et sont en train de jouer. C'est toujours ça de pris sur l'adversité. Je pousse la porte. Dehors, enfin.
Putain, j'ai la haine !