Noël n'est plus Noël

- Et bien Noël, on t'attend, qu'est-ce que tu fais ?

Les yeux sont rivés vers la cuisine dont la porte est entrebâillée. Noël ne répond pas.

Les convives attendent un peu puis grand-père, en tant que doyen du groupe, s'autorise à relancer.

- Dis donc Noël, tu vas te faire attendre encore longtemps.

Pas de réponse.

Les convives, s'observent maintenant, interdits. Rien ne se passe. Le silence n'est interrompu que par les babillements de petit Paul, qui ne comprend pas la situation du haut de son année de vie. Finalement, c'est le doyen qui prend encore l'initiative.

- Aidez-moi à me lever, je vais aller lui parler, moi, à ce Noël, ça a assez duré !

Contents que l'un d'entre eux, et pas des moindres, se décide enfin à intervenir, le petit groupe entoure le doyen.

- Aidez-moi à me lever, je vous dis, servez au moins à quelque chose !

Aussitôt, plusieurs paires de mains agrippent le doyen, le tirent, le poussent, le soulèvent.

- Doucement, doucement, je tiens encore sur mes jambes, s'écrie le doyen, un peu effrayé par tant d'ardeur. Il s'empare de la canne qu'on lui tend et se dirige d'un pas à peu près assuré vers la cuisine. Arrivé à la porte, il s'arrête, hésitant. Il tape à la porte de la poignée de sa canne.

- Monsieur Noël, je peux entrer ?

Pas de réponse. Il retente.

- Monsieur Noël...puis-je ?

Un vague grognement se fait entendre. Du moins, c'est ce que croit entendre le doyen. Incertain, il relance.

- Je peux ?

- Vous êtes lourd à la fin ! Entrez, puisque vous insistez !

Le doyen sourit. On l'invite à entrer, c'est toujours ça de gagné. Il se tourne pour lancer un dernier regard vers la petite troupe. Une forêt de sourires et de pouces levés l'encourage. Poussé par la liesse manifeste, il pousse la porte et franchit le seuil de la cuisine. Noël l'accueille en lui montrant son dos. Il est assis à la table de cuisine, vêtu d'un pantalon et d'un manteau rouge, de bottes de cuir noires, souillées de boue. Un bonnet, rouge lui aussi, est posé sur la table. Le doyen s'avance hésitant, en direction de Noël, toujours le dos tourné. Il s'arrête au niveau de la table, interdit, ne sachant trop que faire.

- Monsieur Noël, c'est bien vous ? tente le doyen.

- Vous voyez quelqu'un d'autre dans la pièce ? lui lance sur un ton grognon l'homme en rouge assis à la table.

- Non pas vraiment...

- Alors, pourquoi demander si je suis bien Noël. Vous trouvez que je ressemble à Tintin ou au capitaine Haddock ?

- Non, c'est sûr, répond le doyen.

- Puis-je m'assoir ? J'ai des problèmes de genoux.

- Bien sûr, prenez place, ne restez pas debout. Excusez ma mauvaise humeur...

- Oh, ce n'est rien, ce sont des choses qui arrivent, enfin, d'avoir mauvaise humeur. Monsieur Noël, puis-je vous poser une question ?

- Allez-y, je vous en prie.

- Monsieur Noël, voilà un moment qu'on vous attend dans la pièce d'à côté, enfin, surtout les enfants, les petits, qui croient encore en vous. Moi, vous savez, il y a bien longtemps que je ne crois plus en vous, pas plus que les adultes d'ailleurs. Mais, pourquoi n'entrez-vous pas pour offrir les cadeaux ?

- Votre question est stupide Monsieur...Monsieur ?

- Georges, je me prénomme Georges.

- Votre question est stupide Georges. Vous dites tout et son contraire. Comment pouvez-vous attendre que j'entre pour offrir des cadeaux alors que vous ne croyez pas en moi ?

- A part les enfants, s'empresse d'ajouter Georges.

- Certes, à part les enfants. Donc, comment expliquez-vous cette contradiction : vouloir que j'entre dans la pièce alors que presque personne ne croit en moi ?

- Eh bien, je ne sais pas, la tradition, l'usage, la magie de Noël...

- Votre explication ne me convainc pas Georges, vous êtes bien d'accord que nous sommes assis ensemble dans la même pièce ? Si cela est, c'est que j'existe. Ou que vous êtes l'objet d'une hallucination. Mais passons.

- Maintenant que vous le dites...

- Et parlons-en de cette magie. Livrer, en l'espace de quelques heures, la terre entière, avec un traineau volant et craquant sous une montagne de colis et de cadeaux, tiré par huit rênes hyper-entrainés, vous appelez ça de la magie, vous ? Sans compter la préparation tout au long de ce mois. Ce n'est pas de la magie, c'est les cadences infernales ! Et là, je ne vois pas les syndicats se mettre sur le coup ! Vous ne trouvez pas cela étrange ?

- Mais alors, vous n'allez pas pousser la porte pour offrir les cadeaux ?

- Non.

- Non ! Comment ça, non ? Vous n'allez pas laisser toutes ces personnes sans cadeaux !

- Et pourquoi pas ?

- Mais c'est Noël !

- Et alors ! Je m'en fous, je suis fatigué. J'arrête. Je jette mon bonnet !

Et dans un geste magistral, Noël attrape son bonnet et le jette au sol. Georges, interloqué, n'en croit pas ses yeux. Il observe Noël, à l'air renfrogné.

- Noël, si je puis me permettre, intervient Georges d'une voix tremblante, vous ne pouvez pas vous comporter comme cela.

- Et pourquoi donc ?

- Vous avez créé trop d'attente, trop d'espoir partagé, trop de sourires. Dans le monde entier, on compte sur vous. Surtout les enfants. Et puis, pensez à toutes ces dindes, ces chapons, ces saumons, ces huitres qu'on a sacrifié pour honorer votre arrivée. Non, vraiment, votre responsabilité est trop lourde pour tout abandonner.

Noël reste silencieux, toujours le dos tourné à Georges qui attend une réaction durant de longues secondes.

- Alors ? relance Georges, constatant que Noël semble ne pas réagir.

- J'ai une idée, intervient Noël.

- Vraiment ? répond Georges un poil trop rapidement, laissant apparaitre son excitation.

- Georges, vous savez, j'en ai vraiment raz-le-bonnet. Trop de liesse, trop de stress, trop de strass. Je n'en peux plus. Voilà des siècles que ça dure. Vous ne pensez pas qu'il est temps que je passe les rênes des rennes ?

- Mais qui pourrait vous remplacer ?

Noël se retourne lentement sur son siège. De ses yeux d'un bleu profond, il fixe Georges. Ce dernier n'est pas à la fête, il sent venir le coup tordu. Sous la barbe de Noël un sourire nait qui devient un beau croissant de lune au milieu de la pilosité drue.

- Non, ah ça, non ! crie presque Georges, tout en agitant les mains en signe de dénégation. Je ne veux pas !

- Georges, réfléchissez. Vous voulez sauver Noël ou non ? C'est vous qui êtes venu me chercher pour qu'enfin Noël se déroule normalement. Et puis, pensez-y un instant. J'ai juste besoin d'un peu de repos. Je reviendrai l'année prochaine, ou dans une paire d'années.

- Mais je ne peux pas !

- Pourquoi donc ?

- Je...je...je ne sais pas conduire un traineau, encore moins piloter des rennes !

- Si ce n'est que ça, pas d'inquiétude. Ces huit-là font partie de l'élite des rennes de mon cheptel. Ils sont ce qu'il y a de mieux sur le marché. Vous n'aurez rien à faire, ils connaissent le chemin par cœur. Vous savez, depuis le temps qu'ils font ça...Et puis, vous n'avez pas envie de voir un peu de pays ? Vous n'en avez pas marre de votre trois pièces cuisine ?

- C'est vrai que je m'ennuie un peu, parfois.

- Ben voilà ! Je vous offre le tour du monde en version supersonique et distributeur de bonheur à tout rompre. Une telle proposition n'arrive qu'une fois dans une vie.

- Eh bien...mais ma famille ? Que va-t-elle penser ?

- Très simple, je prends votre place. A peu de choses près, on se ressemble tous les deux. Bien que vous soyez un peu plus gros que moi. Et moins beau. Sans vouloir être désobligeant.

- Dites donc, poussez pas trop quand même !

- C'est bon, je plaisante. Alors, prêt pour le grand voyage ?

Georges hésite un instant.

- Allez, je marche dans la combine !

- C'est vrai ?! Voilà une excellente nouvelle. Allez vite, échangeons nos vêtements, nous n'avons perdu que trop de temps.

Dans une rapidité de troisième âge, Noël et Georges échangent pantalons, bottes contre pantoufles, manteau contre pull à col en V. Noël avait raison, Georges a du mal à fermer le bouton du haut du pantalon. Qu'importe, il y renonce, la grosse ceinture de cuir fera le reste en couvrant la bedaine.

- Attendez, ça ne va pas, s'écrie Georges en regardant Noël dans son nouvel accoutrement.

- Quoi ?

- Vos cheveux, ils sont trop longs, je vais vous les couper.

- D'accord, mais pas trop court.

- Ne vous en faites pas, j'étais coiffeur quand j'étais en activité. Il y a bien longtemps. Je vais juste faire un petit rafraichissement.

Aussitôt dit, aussitôt fait, en quelques coups de ciseaux savamment administrés, Noël présente une coupe de cheveux qui lui donne un air beaucoup moins bourru et plus apprêté.

- Regardez-vous dans la glace, là, derrière vous.

Noël se mire et approuve.

- C'est vrai que vous avez un sacré coup de ciseaux. Vous êtes doué pour un vi...retraité. Mais assez de temps perdu. C'est bientôt l'heure. Vite, au traineau !

- Vite, vite, vous en avez de bonnes ! C'est que j'ai ma canne ! Oh la la ! Qu'est-ce que je dois faire ? Il est où votre traineau ?

- La fenêtre, il faut passer par la fenêtre, le traineau est juste derrière.

- Vous me faites déjà regretter d'avoir dit oui ! Bon, aidez-moi à monter sur la chaise.

Noël pousse sur les fesses de Georges, pendant que celui-ci enjambe le rebord de la fenêtre. A ce moment même, le lourd traineau chargé de cadeaux arrive, tiré par les rennes qui réalisent un magnifique dérapage contrôlé pour s'arrêter tout net sous la fenêtre.

- Et pour les adresses, je fais comment ?

- Ne vous en faites pas, j'ai tout programmé dans l'ordinateur.

- L'ordinateur ? Mais...

- Il faut vivre avec son temps Georges. Bon, c'est l'heure. On se revoit, disons, dans deux ans ? Ça vous va ? Le temps pour moi de me reposer un peu et de passer un peu de bon temps avec votre petite famille. Pour vous, c'est très simple, vous n'avez qu'à laisser courir. Vous n'avez presque rien à faire, à part de la représentation. Et encore, la plupart du temps, ce sont des usurpateurs qui font le boulot pour vous.

- Et pour arrêter les rennes, je fais comment ?

- Vous savez dire stop ? Ben voilà.

- Bon, ben, j'y vais. Amusez-vous bien. Et occupez-vous de mes plantes, je les bichonne. Je compte sur vous.

Georges s'installe le plus confortablement possible dans un siège encombré de paquets. A peine assis, les rennes démarrent dans un nuage de condensation et filent dans une direction connue d'eux seuls.

Noël observe le traineau s'envoler et lorsqu'il ne le voit plus, referme la fenêtre, se tourne et se dirige vers la porte. Il pose sa main sur la poignée, hésite un instant et ouvre. Une dizaine de paires d'yeux l'observent, interloqués. Noël croit lire de l'étonnement et de la stupéfaction dans leurs regards. Il a raison, c'est bien de cela qu'il s'agit.

- Alors, finit par demander une femme du groupe ?

- Comment ça ?

- Ben Noël, il a dit quoi ?

- Oh, il n'est pas tout à fait prêt. Il aura un peu de retard. Mais il va passer bien sûr. Plus tard.

- Ah ! S'exclament les convives ! Et bien patientons en passant à table.

- Il y a quoi à diner ? Demande Noël.

- Allons papa, intervient un homme d'une quarantaine d'années, on a préparé le repas ensemble. Alzheimer te guette !

- Je parie pour du saumon et de la dinde. C'est bien ça ?

- Et des huitres. Tu as presque tout bon.

- Après diner, nous irons chanter près du sapin, ça fera venir le père Noël.

- Vous ne pensez pas si bien dire, marmonne Noël dans sa barbe.

© 2019 Pascal Deleu. Tous droits réservés.
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