Les vingt-neuf de Saint Maigrin
La fête battait son plein au village. Sur la place, à l'ombre des tilleuls, des tables de banquet en bois avaient été alignées. Au centre, légèrement décalé par rapport à cet alignement, un bar fait de palettes était installé. Ingénieux et dans l'air du temps. En contrebas, sur la droite, des stands proposaient de la vente de plats divers. Un vendeur proposait des spécialités réunionnaises, un autre du fromage, un autre encore, des préparations faites d'andouillette, d'entrecôtes ou de brochettes de poulet ou de canard. Une vendeuse de ballons, isolée entre tables et stands de victuailles était assise sur une chaise et semblait s'ennuyer dans cette ambiance de fête. Le groupe de musique attendu opérait aux derniers réglages des instruments et de la voix. Dans l'allée centrale, un producteur de vins locaux proposait à la vente du rosé ou de rouge. L'ambiance était calme, presque trop tranquille. Les fêtards n'étaient pas pressés de faire ripaille et étaient constitués de gens du cru, à ce qu'il me semblait.
Je flânais. Je remontais l'allée entre les tilleuls, observateur de ce moment particulier et important qu'est une fête de village. J'arrivais à un monument aux morts. Obélisque de granit, ceint à l'avant de deux obus peints en noir mat. Trois ou quatre marches au pied du monument figuraient une ascension. Des noms y sont gravés.
J'ai pour habitude, lorsque qu'il m'arrive au cours de mes promenades dans les villages ou les villes, de découvrir un monument aux morts, d'égrainer les noms qui figurent, quel que soit le nombre de noms inscrits. De manière systématique, j'y recherche un nom connu, un nom de ma famille. Je n'ai jamais trouvé jusqu'à présent. J'ignore qu'elle serait ma réaction si tel était le cas.
Je lis. Vingt-neuf noms. Vingt-neuf noms et prénoms masculins morts au combat, comme il est de coutume de dire. Que sais-je des combats, moi qui suis né en 1963, après toute forme d'engagement guerrier sur le territoire national ou dans cette Europe qui assure depuis près de de soixante-dix ans la paix des nations dans ses frontières ? Sur l'obélisque, une devise « Honneur aux braves tombés pour la patrie », en dessous, 1914-1948. Sobre. Efficace. Lapidaire et direct comme un ordre ou une reconnaissance militaire qui se veut économe de mots et d'émotions. Insuffisant pour connaitre l'histoire de ces vingt-neuf hommes. J'essaye de me les imaginer. Jeunes. Dans la force de l'âge. Étaient-ils paysans, agriculteurs, viticulteurs, commerçants, enseignants...Jeune. Qu'est-ce qu'être jeune en 1914 ? Étaient-ils mariés ? Avaient-ils des enfants ? Parlez-moi. Dites-moi quelque chose de vous. Une anecdote. Portiez-vous moustache, la barbe ? Vingt-neuf noms. Se connaissaient-ils ? Très probablement. Dans pareil village, l'anonymat n'est pas de mise. Étaient-ils amis, parents entre eux, sont-ils allés à l'école ensemble, ont-ils partagé les mêmes jeux, les mêmes joies et bêtises d'enfants, connu les mêmes contraintes de ces vies agricoles qui obligeaient à fournir l'effort dans les champs quand la saison l'impose ? Ont-ils reçu leur ordre de mobilisation le même jour, la même semaine, le même mois ? Comment sont-ils partis ? D'où ? Parlez-moi ! Dites-moi quelque chose de vous que l'histoire n'a pas retenu. L'histoire ne s'attarde pas sur les gens de peu, pas plus quand il s'agit d'enfants partis perdre leur vie dans des combats qu'ils n'ont pas choisi de mener. Elle traite les grandes batailles et leur donne des noms, les grandes dates, elle parle des généraux, des maréchaux et des présidents. Elle parle si peu ou pas de ceux à qui on a un jour filé un fusil entre les mains pour aller casser un ennemi à abattre là-bas, très loin. Parlez-moi. Dites-moi l'émotion de l'ordre de mobilisation. Racontez-moi le dernier repas en famille. Confiez-moi la gorge qui se noue au moment des embrassades du départ. Confiez-moi les mots rassurants qu'on confie à ceux qu'on laisse, en leur faisant promesse qu'on les aime et qu'on reviendra. Dites-moi ce que ça veut dire pour un jeune homme de vingt ans ou de vingt-cinq d'aller combattre un allemand sur un front à sept cents kilomètres. Crachez-moi la trouille, la peur qui prend au ventre que l'on cache à ceux qui restent. Dites-moi la marche jusqu'au train ou le car pour vous y emmener. Racontez-moi ce que l'on emporte avec soi, au fond du sac ou de la valise. Une photo, y'en avait-il seulement, une lettre, pliée et dépliée tellement de fois que les déchirures se font aux pliures, que les coins en sont cornés, que les traces de doigts forment des îles sombres aux coins brunâtres. Et puis le front, la mitraille de toute part, les flammes et le feu de l'enfer qui s'abat, le vacarme de l'acier qui déchire l'air et les chairs, l'ennemi, si loin et si proche, que l'on aimerait savoir parti, alors qu'il est là, dans la même peur, la même terre et un trou identique, à quelques pas et qu'il faudra demain l'affronter. Tuer, être tuer, l'alternative est simple et revenir en vie la seule vraie nécessité de l'instinct au milieu de la mort entêtée jamais repue. Comment furent ces jours, passés terrés, sous la boue et dans le froid, cette vie dans la béance de l'horreur, dans l'étroitesse des goulets qui procurent une dérisoire protection ? Etiez-vous ensemble, constructeurs par vos âmes réunies d'une bienfaitrice et rassurante sensation de sécurité au milieu du chaos et de l'horreur ? Comment et quand êtes-vous tombés ? Avez-vous été fauchés ou vécu une lente agonie, déjà ensevelis dans une terre martyre, dans un hôpital, dans le supplice et les blessures de vos corps déchirés ? Qui s'en souvient encore ? Qui peut raconter ? Qui peut dire l'annonce faite aux familles, les pleurs, les cris déchirants dans cette paisible campagne, la douleur des tripes qui se nouent quand les mots sont prononcés d'une voix neutre et glacée « Mort en brave au combat » ?
Où êtes-vous aujourd'hui, vos corps inhumés, ici ou loin de votre terre que nous ne vouliez pas quitter ?
Qu'avez-vous compris de cette guerre inutile aux vingt millions de morts et vingt et un millions de blessés ?
Vingt-neuf hommes. Vingt-neuf sacrifiés.
Vingt-neuf noms sur une stèle. La mémoire qui s'enfuit n'a rien à raconter de la vie qui fut la vôtre, vous qui vouliez vivre de la pleine puissance de la vie.
Vingt-neuf noms au milieu du village.
Si votre mort doit nous servir, c'est à nous rappeler que nous avons le devoir de toujours hisser la paix en étendard et l'obligation, pour nous et les générations futures, de ne jamais sacrifier cette paix aux tentations belliqueuses de règlements de conflits entre nations.
Et que le malheur engendré par la guerre ne doit plus jamais être.