Le sacre des clés
J'ai encore oublié mes clefs. C'est toujours pareil, je pars de chez moi en claquant la porte et je m'aperçois au moment où elle se ferme que j'ai laissé les clefs sur la table de la salle à manger. Je vais être obligé de passer chez le gardien, en espérant qu'il soit là et devoir peut être lui faire la conversation pendant un quart d'heure. Dure épreuve de l'existence et sale façon de démarrer la journée. J'aime bien perdre mon temps, mais pas avec le gardien. Ce n'est pas qu'il soit mauvais bougre, mais sa façon de poser des questions façon Reconquista m'insupporte au plus haut point. Je dois dire que je n'ose jamais le rembarrer complètement, tout juste j'essaye d'esquiver de répondre à ses questions par des raclements de gorge, quelques sourires mystérieux qui n'apportent pas d'avis dans un sens ou dans un autre et des hum-hum à l'interprétation libre, entre accord, réprobation, refus ou atermoiement. Je descends par l'escalier, huit heures quarante, l'heure des mioches et des mères à poussettes. Si l'on veut éviter de s'arrêter tous les deux étages, de devoir s'aplatir le long de la paroi en espérant ne pas se faire rouler sur les pieds, éviter la bave des mouflets et leurs regards d'aliens, les éternuements et les miasmes des mioches, mieux vaut la jouer sportif dès le matin. Je me jette dans la cage d'escalier, priant pour éviter de croiser les deux retraités qui descendent leurs chiens, des clébards attachants obligés de vivre en concubinage avec des vieillards trainants. La journée démarre fort. Heureusement que la situation est exceptionnelle. Si n'était ce rendez-vous, je ne suis jamais dehors avant onze heures. Quand je suis matinal. Je me dirige vers la loge, préparant mon discours dans ma tête afin d'écourter le plus possible ma conversation avec l'homme caméléon. Surtout ne pas poser de questions sur la résidence. Ne parler de personne. Répondre aux questions de façon brève et monosyllabique. Privilégier le hochement de tête d'avant en arrière pour répondre par l'affirmative, l'écarquillement des yeux pour feindre l'étonnement ou la joie, le balancement de la tête sur le côté pour signifier le questionnement, le doute ou l'ignorance. J'avance vers la loge, je sens mon corps s'échauffer à mesure que j'approche. Mon cœur accélère. Je suis devant la porte. Une inspiration-expiration. Respiration abdominale, se calmer. Je sonne. J'attends un long moment. J'entends du bruit derrière la porte et jurassic man apparaît. Dès qu'il me voit, son regard se renfrogne. C'est de bon augure pour la durée de notre entrevue.
- Bonjour ! Me lance t-il avec une sincérité dans la voix qui va m'obliger à ressortir ma patte de lapin et mon pendentif fer à cheval que ma mère m'avait offerts quand j'avais treize ans.
- Bonjour. J'ai claqué la porte de chez moi en laissant les clefs à l'intérieur.
Auriez-vous la gentillesse de me donner mon double ?
J'attends une
réaction de sa part, mais il s'est figé, le temps certainement d'analyser la
situation et de comprendre ce que j'attends de lui. Il me fixe, sans bouger.
Puis il se met en mouvement vers l'intérieur, sans répondre à ma demande.
L'espoir renait de le voir réapparaître avec les clés. Il revient en effet
après trois minutes.
- ...Quoi vot'nom d'jà ?
J'ai envie de
rétorquer que je ne parle pas le Balinais mais je me retiens, j'ai de sérieux
doutes sur son sens de l'humour.
- Simon.
- Pas vot' prénom, vot' nom. Me lance t-il.
- Simon, c'est mon nom.
Je sens une tension monter en moi, mais je me retiens de relancer, je ne suis pas certain qu'il comprendrait les explications supplémentaires que je lui donnerais. Au pire, cela viendrait s'additionner aux informations qu'il doit déjà traiter et son cerveau risquerait l'encombrement.
- 'ttendez ici. Répond-il. En même temps, je n'avais pas l'intention d'aller faire un pique-nique, je préfère garder cette remarque pour moi.
Il
disparaît durant un temps qui me semble durer six mois, j'entends des bruits
métalliques qui me confirment qu'il cherche, mais je n'ai pas l'assurance que
ce soient bien mes clefs qui justifient un tel raffut. Il revient enfin, mais
alors que j'espérais récupérer mon trousseau, il lance :
- Simon ?
- Oui, c'est cela, Simon.
- Z'êtes le gars chez qui je suis passé l'aut' jour ?
- En effet, c'est possible.
- C'est possible où c'est probable ?
Là, j'avoue que le gars m'a stoppé. Je réfléchis durant cinq secondes, le regard cherchant la réponse dans un point lointain au dessus de son épaule. Je ne saisis pas la nuance de son exposé, ni ce qu'il veut en faire. Vite une réponse, trop d'hésitation pourrait avoir l'air suspect. Je décide d'envoyer un message le plus court possible pour ne pas lui donner de grain à moudre. J'opte pour la première alternative sans vraiment savoir pourquoi.
- C'est possible. Je crois me rappeler...
- M'étonne pas que vous vous souveniez pas. Z'étiez dans un état ! Faites pas vos nuits vous ! Ou plutôt, les faites pas au fonds d'votre lit !
Il
m'exaspère. De quoi il se mêle ? Il ne peut pas se contenter de faire son
boulot, rendre des services quand on a besoin de lui et se retenir de faire des
remarques qui dépassent largement la frontière de l'insolence. Je m'apprête à
répondre mais je me ressaisis vite. Une idée vient calmer mon ardeur. Il a mes
clés. C'est lui le patron. Je dois garder cela à l'esprit tant que je n'aurai
pas récupérer le sésame. Je hoche de la tête pour lui montrer mon assentiment
et je gratifie le tout d'un petit sourire qui se veut de connivence.
- Z'avez bien raison. Faut en profiter tant qu'on est jeune, hein ?
Il me balance un sourire qui se veut complice et qui permettrait à n'importe quel dentiste de se payer les traites de sa résidence secondaire pour l'année à venir.
- Surtout que z'avez pas une dame à la maison pour vous faire la remontrance !
Mon poing se serre, je sens les ongles tailler dans la chair de ma paume. En plus, il est conseiller conjugal à ses heures. Jusqu'à quand va t-il m'infliger cet examen de passage ? Est-il tout simplement idiot ou est-il conscient du petit pouvoir dont il dispose et qui lui permet de torturer ainsi ceux qu'il a pris pour cible ?
- Veuillez m'excuser mais j'ai un rendez-vous, là. Je suis déjà en retard, aussi, j'aimerais BIEN récupérer mes clefs.
Le
léger haussement de ton ne lui a pas échappé et j'ai vu son regard se durcir
durant un bref instant. Je crains soudain que cela lui suffise à jouer la montre
ou à refuser de pousser l'investigation plus loin. Il reste ainsi interloqué
devant moi, sans rien dire. Il me fixe juste, de ses yeux reptiliens jaunâtres.
J'ai récemment vu un reportage à la télé sur les crocodiles, c'est ainsi qu'il
procèdent avant de fondre sur leur proie. Leur technique de chasse réside dans
l'immobilisme, ils se laissent flotter, yeux et narines à la surface de l'eau,
attendant que passe à leur côté un animal trop confiant qui paiera de sa vie
son inattention. Que faire ? Rompre la tentative d'envoûtement. Je décide
d'abattre mes cartes pour calmer ses prétentions de nuisance.
- S'il vous plaît.
- Et ben voilà ! Le mot magique ! Bougez pas M'sieur Simon, je reviens !
Il repart dans sa loge d'où de nouveau, parvient jusqu'à moi le cliquetis des
trousseaux qu'il agite. Je suis fatigué de tout ce manège et du côté
imprévisible du bonhomme. Il constituerait certainement un excellent sujet
d'étude pour un anthropologue, un psychologue, voire un neurologue. Peut être
même pour les trois à la fois, tant la science a encore des terrains entiers de
l'âme qui lui demeurent inconnus et inexplorés. Je jette un coup d'œil à ma
montre. Neuf heure cinq. J'ai rendez-vous dans vingt-cinq minutes. Ce sera
court mais c'est jouable. Pourvu que la créature arrive dans moins de...je
relève la tête et il est là, devant moi, me tendant les clefs à bout de doigts.
Un immense sourire en créneaux de château ouvre son visage en deux. Il a l'air
victorieux du gagnant d'Indianapolis, ne lui manque que le bouquet de fleurs.
- Voilà M'sieur ! A votre service !
Je
saisis l'objet, le regarde bêtement afin de m'assurer qu'il s'agit bien de mes
clefs. Le porte-clefs correspond, un vieux truc métallique pour une marque de
bagnoles. Une étiquette en plastique est accrochée avec mon nom inscrit dessus.
- Merci ! Dis-je, interloqué et interdit. Vous me sauvez la mise !
- De rien, mais pour un gars qui fait la fiesta, sans vos clés, vous auriez trouvé à vous loger pour pas cher, pas vrai?
- Vrai. Je file, je suis en retard.
Je
tourne les talons et m'éloigne, satisfait d'en avoir terminé avec cette
épreuve.
- Quand on a pas de tête on a des jambes ! Au revoir M'sieur Simon Simon !
Je lève la main sans me retourner. Je vérifie du coin de l'œil. Mes cinq doigts sont levés. Mon subconscient a encore du savoir-vivre.