Le père

Il était assis comme à l'habitude, au fond d'un vieux fauteuil à l'assise rouge aux accoudoirs noirs usés, qui laissaient apercevoir, à quelques endroits, la mousse jaune qui ne demandait qu'à s'échapper.
- Ça va le père ? C'est ainsi que je l'appelais. Le père. Comme s'il pouvait y avoir un doute, comme s'il pouvait ne pas être le seul, l'unique. Où comme pour appuyer avec toute la volonté sur le fait qu'il était bien le père. Mon père. Paradoxalement, je ne disais jamais la mère. Je disais maman. Mais le père, c'était notre habitude, depuis des années. Personne ne sait dire qui avait commencé à
l'appeler ainsi. Et ça n'avait plus jamais changé.

- Ça va le père ?
- Ça va.

Sa réponse lui suffisait. A moi aussi. Je savais que je n'obtiendrais pas grand-chose de plus. Au mieux rien. Le père était installé dans ce fauteuil, qui était comme une extension de son corps. Il y passait la plus grande partie de la journée, à lire et à fumer, sans relâche. Peu de choses l'intéressaient, je pense, en dehors de cela. Hormis boire. Beaucoup. Trop. Le père, le silencieux, le taciturne, devenait alors bavard, parfois à l'excès, jusqu'à en devenir répétitif, lourdingue. Lorsqu'il avait trop bu, il devenait agressif, insultait, seul contre tous, incompris qu'il devenait pour les autres, jugeait-il certainement au fond de lui, incompris également à lui-même, très sûrement.

Le père, gardait au fond de lui le poids d'une vie. Il parlait rarement de son enfance, de sa jeunesse, du début de sa vie d'adulte. Nous en savions cependant assez pour comprendre que cette propension au mutisme ou à la violence venait de cette pré-histoire. Je ne sais dire si le père avait été heureux. Je suis certain, en revanche, que ses dix dernières années d'existence ont été celles d'un enfermement au plus profond de son corps et de son âme, un chemin sombre et exigüe qu'il avait creusé. Je ne suis pas allé le chercher là-bas. Par pudeur, par crainte aussi, de ne pouvoir assumer ce que je trouverais. Le père est parti, un jour, malade, sans s'être libéré du poids de sa souffrance. Il l'a emmenée avec lui, certainement pour nous soulager d'un fardeau inutile. Il a emporté avec lui une partie de l'histoire commune, immense porte béante sur l'inconnu.

© 2019 Pascal Deleu. Tous droits réservés.
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