Retour vers le bonheur
Rien à faire, il n'y a décidément rien à faire. Le temps s'étire, cherche sa pente, les journées n'en finissent pas de se finir, ressemblent aux journées et rien ne semble vouloir arrêter cette folie des instants perdus à jamais et qu'il faut combler, au risque de tomber dans un ennui sans fond qui sonnerait la fin. Le temps prend son temps, celui de nous absorber, celui de nous user, jusqu'à ce que nous finissions par sombrer, fatigués, éreintés, épuisés de nous être tant battus contre ce courant invisible qui nous amène au large, vers des horizons qui se repoussent toujours plus loin mais dont on sait qu'ils ont une fin. Il nous appartient donc d'entamer chaque jour qui commence avec une ambition, même limitée, d'en venir à bout, si possible en l'ayant remplie de quelques tâches ou missions utiles, qui permettent de ne pas se coucher meurtri avec une impression diffuse de gâchis. Marcel en était là de ses pensées matinales, alors qu'il venait de franchir le seuil de sa maison, mis la clé dans la porte, tourné les deux tours habituels dans la serrure et pris le chemin du bourg. Cela lui revenait de plus en plus souvent, ce qui commençait largement à l'énerver et même à l'inquiéter. Il avait déjà échangé là dessus avec quelques personnes triées sur le volet, non sans se demander à chaque fois si ces réflexions intéresseraient leur dépositaire et surtout, si sa vision du monde et du lien entre le sens de sa vie et le temps qui s'égraine était universelle ou pouvait donner lieu à contradiction, voire même à un intérêt quelconque. Il s'était donc fixé une liste d'élus, seuls capables, selon lui, de recueillir ses confessions et seuls dont il estima pouvoir recevoir la controverse ou des conseils. Ainsi, son médecin, jolie femme d'une trentaine d'année nouvellement installée, son ami Lucien, ancien camarade d'usine et voisin, deux copains de l'association de quartier le foyer des anciens eurent l'honneur de se voir confier ses remarques quasi philosophiques. Il fut d'abord soulagé de pouvoir échanger avec quelques oreilles attentives sur ces questions dont il espérait qu'elles fussent partagées, mais fut assez vite déçu lorsqu'il se rendit compte que le jury sélectionné n'accordait pas la même importance que lui à ses états d'âme. Il décida alors de n'en plus parler et se mura dans le silence sur ce sujet, préférant le garder pour lui, quitte à ce qu'il agisse comme un marteau-pilon, jusqu'à en accepter l'obsédante présence.
Il se dirigeait maintenant vers la rue commerçante, ayant décidé depuis quelques années de ritualiser ses journées avec des éléments fixes, repères élaborés pour le rassurer et combler les heures qu'il trouvait définitivement bien trop longues. Ainsi, le matin était destiné aux courses. Il quittait son domicile généralement vers neuf heures, s'accordant une fluctuation de quelques minutes dans la programmation. La tournée des boutiques terminée, il se dirigeait vers le café voisin, pour consommer avec les habitués un petit noir, court, lequel lui permettait de s'attabler durant une bonne heure, de serrer les louches de tous ceux qui le connaissaient, de commenter, ici l'actualité, là le sport, le fait divers, ou les nouvelles du coin. Cet arrêt bénéfique lui permettait ainsi d'étirer la matinée jusqu'à onze heures trente et de prendre le chemin du domicile qui lui faisait ouvrir la porte de sa maison vers midi. Après le déjeuner, Marcel repartait jusqu'au foyer des anciens, où son activité ne se démarquait pas trop de son passage au café du matin. Il y retrouvait même souvent les mêmes comparses, seules les activités changeaient, jeux de société, parties de boules ou loto mais finalement, les conversations se ressemblaient à en devenir prévisibles jusqu'à la monotonie. Marcel les supportaient pourtant car au moins pendant ce temps, il ne réfléchissait pas trop sur son sujet parasite. Puis il rentrait chez lui, passait une heure ou deux au jardin selon la météo ou la saison, savourant le plaisir d'utiliser ses compétences et son savoir empirique à une activité productive, qui lui procurait la satisfaction de récolter quelques richesses que la terre lui offrait, au prix de la sueur et d'efforts qui devenaient de plus en plus difficiles à mesure qu'il avançait en âge. Ce plaisir se prolongeait d'ailleurs par quelques dons de légumes que Marcel faisait à ses voisins et amis du quartier, car il aimait partager avec les personnes qui comptaient à ses yeux. Le dimanche était allégé des courses et du foyer, fermé, mais le passage au café restait de mise et s'étirait parfois plus que de mesure. Il n'était pas rare que Marcel le quitta en titubant quelque peu, ce jour particulier l'autorisant selon lui à deux ou trois bières ou ballons de blanc ou de rouge, selon l'humeur ou la couleur dominante au comptoir, prolongés souvent par la tournée du patron.
Marcel était en chemin et avait la tête emplie de cette pensée primaire, archaïque, définitive qui ne lui permettait pas de libérer suffisamment d'espace cérébral pour réfléchir à autre chose et occuper son esprit avec des considérations plus légères ou plus plaisantes. Il n'appréciait définitivement pas la vie qu'il menait et repassait sans cesse dans sa tête ce message obsédant, qu'il résumait, à force de compression du problème en deux mots : que faire ?
Il était contrarié et cherchait dans son espace sensible une occupation mentale pour se laisser aller à d'autres considérations. Il repassait le film des moments doux et agréables en compagnie de sa femme, amour de jeunesse jamais trahi, ou si peu que cela ne comptait pas, du moins à ses yeux, des années passées à ses côtés, jusqu'à ce que la maladie finisse par l'emporter, du souvenir de ses deux enfants, Claudie et François, aujourd'hui mariés et au loin, de la naissance de ses petits enfants, qu'il voyait si peu à son goût, des vacances, des moments en famille, de ses parents depuis longtemps partis, du travail à l'usine, des luttes et de la camaraderie, rien n'y faisait. Tout, absolument tout ce à quoi il pensait pour se construire un dérivatif le ramenait à la finitude des choses. Il fit ses courses comme de coutume, avec cependant un sentiment d'amertume plus présent que d'habitude et c'est dans cet état qu'il sortit du café, n'ayant pas réussi à trouver auprès des habitués, le soutien moral qu'il espérait.
Il remarqua alors, garée à quelques mètres sur le côté, posée sur sa béquille, une mobylette, dans son jus, sacoches de skaï accrochées à l'arrière. Marcel fut interloqué, il n'avait pas vu pareil véhicule depuis une bonne vingtaine d'années, lorsqu'il possédait lui-même une telle monture. Il s'en approcha, expertisa la machine en en faisant le tour, releva la tête pour savoir à qui elle pouvait bien appartenir et par curiosité, considéra l'accélérateur et le freinage en manipulant les poignées et manettes, après avoir déposé ses courses dont il ne savait que faire dans les sacoches vides. Puis, n'y tenant plus, il l'enfourcha, pivota le guidon, s'aperçut qu'il n'était pas bloqué et décida de lancer le moteur. Il se mit debout et actionnant l'accélérateur à fond, pédala un peu plus vite. La mécanique pétarada, toussa, et finit par se lancer dans un petit bruit aigu et caractéristique. Marcel eut un moment de doute et de panique, craignant d'avoir fait une bêtise en démarrant le vélomoteur. Il jaugea de nouveau l'espace autour de lui, et comme personne ne semblait se soucier de son initiative, il poussa l'engin afin qu'il descende de sa béquille. Sans plus y réfléchir, Marcel mit les gaz et rejoignit le macadam de la rue, en partance, sans but précis, avec la seule volonté pour l'heure de retrouver les sensations qu'il connaissait à la conduite d'un pareil deux-roues. Ce n'est qu'au bout de cinq cents mètres que Marcel perçut le sens de ce départ: il s'enfuyait. Il fut pris de panique, ne sachant trop que faire maintenant qu'il avait parcouru une grande distance, craignant d'être dénoncé, poursuivi, arrêté, tel n'importe quel délinquant habitué à ce type de larcin. Le temps de couvrir encore quelques centaines de mètres, la panique se mua en remord puis, passées les dernières sensations de culpabilité, un doux sentiment de liberté vint le submerger dans lequel il alla chercher le courage de continuer son périple improvisé. Marcel traversa ainsi la ville, s'arrêtant scrupuleusement aux feux, marquant l'arrêt aux stops, se conformant aux bonnes règles de la circulation, en bon citoyen qu'il était et aussi, se l'avouant à peine, afin de ne pas être repéré et appréhendé. Il parvint ainsi limites de la ville, continuant son voyage, traversant d'autres villes, puis des villages, passant ainsi, en l'espace de peu de temps et de quelques kilomètres, d'un univers urbain à un espace rural. Il savourait pleinement la sensation de vitesse, relative, vue la puissance de la machine, luttant contre le vent qui fouettait son visage, les rafales qui l'obligeaient à se cramponner au guidon pour ne pas être désarçonné, les déplacements d'air provoqués par les véhicules qui le dépassaient. Marcel était bien, la conscience du vol qu'il avait commis ne parvenait pas le convaincre de faire demi-tour face au plaisir immense qu'il ressentait à rouler sans but. Soudainement, une pensée furtive vint s'insinuer dans sa tête, qui revint en boucle se placer devant ses yeux mouillés par l'air frais et à laquelle il succomba immédiatement sans lutter. Il partait voir la mer. Voilà des années qu'il ne s'y était pas rendu, la dernière fois, c'était en compagnie de Mariette, sa douce épouse, femme formidable, qui lui vouait une admiration proche de l'idolâtrie. Les enfants avaient déjà quitté le domicile alors, et cette escapade avait été improvisée afin de marquer le démarrage d'une vie nouvelle, faite d'insouciance, de légèreté et aussi, sans se l'avouer l'un à l'autre, pour masquer l'amertume d'une époque révolue. Ce qui devait correspondre au départ d'une vie nouvelle marqua en fait celui de Mariette quelques mois plus tard vers des territoires dont on ne revient pas. Ce fut là leur dernière échappée amoureuse, et le décès de sa femme le plongea dans un ennui macabre qui se métamorphosa au fil des mois en attente patiente et ennuyeuse. La mer s'imposait ici comme une destination qu'il avait enfouie au plus profond de lui même et à laquelle il ne résista pas maintenant qu'elle se rappelait à lui. Elle n'était pas si éloignée, cent-vingt kilomètres à peine, ce qui, vue la vitesse à laquelle il roulait ne lui prendrait que trois à quatre heures, en fonction de sa moyenne de course, des arrêts nécessaires pour reposer ses fesses endolories, remettre un peu de mélange dans le réservoir et grignoter lorsque la fringale arriverait. Il décida, pour plus de prudence, de s'engager sur des routes départementales, la nationale lui paraissait trop fréquentée, utilisée par des véhicules rapides et des camions qui se souciaient bien peu de ce petit engin motorisé. En outre, elles lui permettaient de plus d'être moins repérable, son larcin devait maintenant être signalé et transmis à l'ensemble des patrouilles et des postes de police et de gendarmerie environnants. Il ne souhaitait donc pas prendre de risques inutiles, tant du point de vue de sa sécurité que de sa discrétion. Il serait bien avancé si quelque chose lui arrivait, accident ou une interpellation. Il bifurqua donc sur le réseau de routes secondaires et il apprécia immédiatement le bon sens de sa décision. Le flux des véhicules était allégé, il put relâcher quelque peu sa vigilance, mieux observer son environnement et s'attarder sur les différents éléments qui constituaient le paysage. Il dévala quelques vallons, traversa des cours d'eau, s'étonna à l'envol des nuées d'étourneaux, envahisseurs des champs et tournoyant, sporadiquement, tels d'immenses tentures poussées par le vent jusqu'à ce que les groupes de milliers d'oiseaux se posent enfin sur des arbres ou au milieu des espaces labourés. Il traversait de nouveaux villages, îlots de maisons simples ou cossues, organisées selon une logique qu'il ne saisissait pas, heureux de ses découvertes rurales. Cette rencontre avec une nature plus proche, mettait ses sens en éveil et son corps se rappelait à lui dans l'immensité de ses capacités. Sa vue, son odorat, son ouïe étaient sollicités plus que de raison, et cela lui procurait une douce sensation enivrante. Il s'arrêta en chemin, d'abord pour pique-niquer après s'être éloigné sur un chemin qui lui fit rejoindre un cours d'eau clair et chantant, auprès duquel il se rassasia de ses courses emportées après s'être assis dans l'herbe fraîche. Il aperçut quelques oiseaux aquatiques, qui, cachés dans les roseaux, sortirent dès qu'ils s'habituèrent à sa présence silencieuse et quasi immobile. Puis il reprit la route, marqua l'arrêt pour remplir le réservoir fermé à clé, mais qu'il ouvrit avec l'aide du jeune pompiste à qui il raconta qu'il avait perdu son trousseau. Celui-ci, ravi du coup de main qu'il pouvait apporter à ce brave homme fit sauter la serrure du bouchon grâce à un tournevis et remplit le réservoir des cinq litres nécessaires à la poursuite du périple. Marcel le gratifia d'un pourboire généreux, et reprit la route, sur les souhaits de bon voyage du pompiste serviable. La mécanique ronronnait sous ses fesses et montrait la complète mesure de ses capacités à l'emmener et à se débrider sur une distance qu'elle n'avait pas l'habitude de parcourir. La journée était belle, un soleil bienveillant égayait la route, quelques nuages ouateux et rassurants flottaient dans le ciel, poussés par la brise venue de l'ouest et qui annonçaient la proximité de la mer. Marcel perçut un changement dans la luminosité du ciel, les parfums iodés parlaient à sa conscience, il ressentait l'humidité de l'air sur sa peau, des goélands, de plus en plus nombreux, planaient ou étaient posés au milieu des prairies. Tous ces signaux lui disaient qu'il approchait et il sut ainsi qu'il atteindrait son but avant même que l'horizon se dégage devant lui et que la mer se révèle dans toute son immensité et sa quiétude. Marcel longea la grève et se dirigea vers l'extrémité de la jetée, là ou les maisons cèdent enfin la place à la dune. Il stoppa et descendit de son engin, qu'il remercia de l'avoir emmené sans encombre jusqu'au bout de son voyage. Il se dirigea vers le bord de la mer, où les vagues venaient mourir dans ce petit souffle lancinant et rythmé caractéristique. Un vent léger venait du large, le soleil déclinait dans le ciel, brillait au dessus de l'horizon, ballon orangé prêt à exploser dans des débordements de couleurs qui giclaient au travers des nuages. Il était bien. C'était un sentiment qu'il n'avait pas connu depuis bien longtemps, cette sensation d'avoir réalisé quelque chose d'un peu fou et la satisfaction d'avoir réussi parce qu'il avait osé. A cet instant précis, le bonheur s'insinua dans son âme. Marcel frissonna et sourit au soleil couchant.