La révolte du poisson


J'ai toujours voulu être poète. Au lieu de cela, je conditionne des poissons morts dans des emballages plastiques. Ils défilent sur une table en inox, la même, à peu de chose près que celle qu'on utilise dans les morgues pour découper ou préparer les cadavres pour l'embaumement. Je ne suis pas certain que l'ambition finale des poissons soit de finir sous vide entre deux épaisseurs de plastique, ensevelis dans de la glace, présenté sous des lumières criardes à la vue de tous, cuire dans une poêle graisseuse, être arrosé de citron et finir entre des mâchoires goulues, arrosé d'un vin plus ou moins bon marché. Ces poissons avaient certainement d'autres projets. Se balader dans les profondeurs de l'océan, entre les algues ou les rochers, trouver des amis, aller boire un coup au bar du coin, devenir propriétaire d'une cavité cachée payée à crédit sur vingt ans et qui leur aurait permis d'élever la marmaille nombreuse pour la faire grandir dans la plénitude d'une eau à bonne température. Il aura fallu qu'un chalutier dragueur - j'ai connu des dragueurs moins lourdingues - soit venu réduire à zéro toute ces beaux rêves de réussite sociale. Quand je ne bosse pas à l'usine de poissons, j'habite un quartier populaire, dans un immeuble entre deux âges, ce qui ne veut rien dire, gris, ce qui a l'avantage de la précision, bien que je ne sois pas capable d'indiquer de quelle nuance dont il s'agit. La chaussée est défoncée depuis trois ans, les nids-de-poule se sont reproduits plus vite que les volatiles dont je n'ai jamais vu la moindre plume. Il semble que la mairie ait traité le problème en s'en détournant à jamais. L'avantage, c'est que les automobilistes qui passent dans la rue s'offrent un safari à moindre frais, pas besoin pour eux de payer très cher un tour opérateur pour vivre des sensations de conduites fascinantes de frayeur. La rue du dragon, celle où j'habite, y pourvoit largement. Les gosses s'y intéressent également, surtout les jours de pluie, ils y voient des baignoires, piscines et autres océans leur permettant d'inventer une multitude de jeux aquatiques sous l'œil, goguenard des passants, colérique de leurs parents et furieux des concierges qui ne veulent pas laisser entrer les marmots les pieds mouillés, non d'un chien, parce que le chien mouillé, ça remugle.

Au bout de la rue, il y a un café où je passe chaque matin, fin de semaine exceptée - j'exècre l'expression anglaise équivalente - pour avaler un petit noir avant de filer vers l'usine. Je m'y rends au retour, vers dix-sept heures, pour retrouver les amis, eux-aussi fourbus du labeur de la journée. Il y règne une odeur âcre de poisson, dernier pied de nageoire de ces animaux occis, régurgitée des paletots et popelines portées par les éviscérateurs, découpeurs, emballeurs, conditionneurs, sans oublier le haut du panier, si je puis dire, les caristes, as du volant de l'usine, qui conduisent d'une seule main pour faire les malins -allez savoir pourquoi - lorsqu'ils passent devant les dames. Ce passage par le Petit coin, nom original et un brin farceur de ce café du quartier est le lieu de déballage des conversations qui n'ont pas pu germer dans l'usine, à cause du bruit incessant. Tout y passe, le contremaitre, il ne vit pas dans le quartier et ne viendra jamais boire un coup ici, les cadences imposées, la prime qu'on attend et ce qu'on en fera, la politique, l'actualité, le sport, les vacances. Une fois par mois, le patron organise ce qu'il appelle pompeusement une scène ouverte dans un coin de la salle. En guise de scène, tu as droit a quelques tomettes de deux mètres carrés éclairées aux néons et aux brouhahas des consommateurs installés jusque sous ton nez. C'est là que je viens dire les poèmes que j'écris dans un carnet noir fermé par un cordon. Ce soir, je leur lirai l'histoire du poisson décidé à ne pas se laisser emballer comme un tocard entre deux couches de Poly Chlorure de Vinyle et à défendre chèrement sa peau en organisant la résistance. Je ne sais pas si ça plaira. Mais il faut bien commencer par quelque chose.


© 2019 Pascal Deleu. Tous droits réservés.
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