Jean-Jacques
Jean -Jacques n'est pas content. Il s'est couché tard hier, vers trois heures du matin. Il a écumé deux ou trois bars, il ne se souvient plus très bien, le Balto, le Sacristain et peut-être un autre mais ce n'est pas certain. Jean-Jacques l'admet, la barre qu'il a au front, juste au-dessus de ses deux yeux, il ne l'a pas volée. Il s'était pourtant promis, la veille, avant sa déambulation nocturne, de limiter sa consommation d'alcool pour ne pas en arriver à ça. Mais les rencontres successives, les potes de comptoir, les amateurs d'anecdotes savoureuses ne lui ont pas laissé le choix. Les verres se sont remplis, Jean-Jacques les a comptés au début, puis, il a lâché prise, à un moment dans la soirée, il a décidé de laisser filer en se disant « A quoi bon... » Maintenant, il est là, habillé de ses vêtements de la veille qu'il n'a pas pu enlever, seule une chaussette a quitté son pied, allez savoir comment. Sa veste de treillis git à son côté, telle un soldat en quête du repos après la bataille. Ses rangers ont eu le temps d'échapper à ses pieds, la tentative de fuite s'est arrêtée, pour l'une sur la table basse, pour l'autre, sur le tapis, à l'opposé du canapé sur lequel Jean-Jacques est affalé. Un filet de bave lui a coulé de la bouche, s'étale sur le simili cuir râpé, a trouvé une pente qui lui convient et prend la tangente vers le sol.
Jean-Jacques n'est pas en forme, il a eu la force de se redresser, de se lever et de se préparer un café amer version lyophilisée, qui a au moins l'avantage d'offrir une odeur réconfortante et l'acidité qui file un coup de fouet. Mais pour l'heure, le café lui file des aigreurs d'estomac et Jean-Jacques en vient à regretter cette ingestion trop proche des quantités d'alcool qu'il a absorbées. Il apprécie malgré tout la tiédeur de la douche et le seul réconfort éprouvé depuis bientôt vingt-quatre heures. Il fait quelques étirements nécessaires afin de retrouver un peu de souplesse dans ce corps malmené depuis tant d'années. Ses vieilles cicatrices, surtout, se sont épaissies avec le temps et elles se rappellent régulièrement à lui par des élancements électriques. De quoi lui remémorer les combats qu'il a menés et la chance qu'il a eue de ne pas y rester. Après toutes ces guerres, ces batailles, ces morts, il cherche le repos mérité de tout ancien qui les a presque toutes faites. C'est la raison pour laquelle Jean-Jacques est parti, qu'il a mis les bouts. Il n'en pouvait plus de devoir se justifier, de répondre à l'appel du colonel, de remplir de nouveau les cartouchières. Sans compter qu'au bout du bout, descendre des armées à lui tout seul, ç'est pas de tout repos. Les articulations surtout, commencent à couiner sévère. L'ambassade de France l'a super bien accueilli. Ce qui a conforté son choix de demande de nationalité. Assorti d'une possibilité de changement de prénom, il n'a pas tremblé. Ce serait Jean-Jacques. Très frenchie. Très proche de John, en tout cas. Mises les quelques affaires dans son sac, un aller simple pour Orly, voici Jean-Jacques Rambo foulant les trottoirs parisiens, puis, glissement vers la banlieue, Aubervilliers. Ici, personne n'était censé le connaitre. Avec le petit pactole dont il dispose, il a pu louer un studio meublé. Pas le grand luxe mais l'ensemble est propre et correct. Les quelques habitants de l'immeuble sont courtois, mise à part la concierge taciturne qui dit bonjour un jour sur trois, voire moins. Elle le lorgne du coin de l'œil et surveille quand il passe dans le hall. C'est pas à un ancien combattant que tu apprends à déjouer l'œil caché derrière un rideau.
Un an et demi qu'il est arrivé, papiers en main, néo-français, héros malgré lui d'une guerre qui n'était pas la sienne, pas plus que celle des milliers de soldats envoyés là-bas. Aubervilliers, sa nouvelle ville, sa nouvelle vie, mais pour combien de temps ? Ici, il passe presque incognito. Bien sûr, quelques-quidam l'interpellent de temps en temps, Vous n'avez pas joué dans un film ? On vous a déjà dit que vous ressemblez à Rambo ? Jean-Jacques tente à chaque fois une pirouette pour se tirer de ces mauvais pas. Il n'a pas le talent de l'autre, il n'a pas vu le film, bien sûr que c'est moi, sont ses réponses les plus communes. Même dans les bars qu'il fréquente le plus, on se moque de sa ressemblance, teintée de ce reste d'accent qu'il tente pourtant de masquer après avoir pris des cours au centre social de son quartier.
Après sa douche, Jean-Jacques a enfilé des vêtements propres, il n'a pas pris la peine de se raser. A quoi bon, pense-t-il, sans boulot, pas besoin de faire illusion. Il enfile sa vieille veste de treillis et ses rangers usées. Il descend l'escalier, la poubelle pleine d'une semaine de déchets divers. Arrivé dans la cour, il se dirige vers le container pour les déchets ménagers et s'apprête à y jeter son sac. Les bouteilles de verre cliquètent à l'intérieur. La gardienne surgit dans son dos. Jean-Jacques ne l'a pas entendue arriver. Ses réflexes se sont émoussés. Une erreur fatale dans la jungle et dans la cour d'un immeuble d'Aubervilliers.
- Ben alors monsieur Rambo, le tri sélectif, c'est fait pour les chiens ? Pas la première fois pourtant que je vous le dis.
- Pardon madame, répond Jean-Jacques,
décontenancé. Je ferai attention désormais.
- Z'avez intérêt, j'vais pas vous faire la guerre
à chaque fois.
- Vous avez raison, mieux vaut éviter. Je vous laisse, je dois y aller, je suis déjà en retard.
Jean-Jacques
s'éloigne, confus de s'être fait piéger si bêtement. Il aurait dû mieux
protéger ses arrières. C'est à des petits détails comme celui-là que je
m'aperçois que je vieillis, pense-t-il en s'éloignant les épaules voutées, sous
l'œil aiguisé et l'oreille affutée de la gardienne.