Ça c'est rock !
L'auto radio beuglait. Le type à côté de moi beuglait. Son pote à l'arrière était muet, son casque vissé sur les oreilles. J'avais pris ces deux-là à la station-service. On n'y voyait pas à vingt mètres. Une pluie cinglante et lourde s'attardait au-dessus de moi, l'arrêt à la station me permettait de faire le plein mais aussi de souffler un peu avant de continuer, dans l'espoir également que quelqu'un fermerait le robinet de la douche. J'ai rempli le réservoir et me suis dirigé vers le parallélépipède en béton qui servait de caisse, de source d'approvisionnement en café dégueu et éventuellement, à acheter quelques accessoires que les automobilistes ne trouvent généralement que dans ces endroits hors catégorie. J'ai pris un paquet de gâteaux, une bouteille d'eau, les deux vendus au prix d'un sac Vuitton et me suis dirigé vers la caisse. Un type, jeune et plutôt souriant a encaissé, m'a tendu le clavier pour entrer mon code de carte bancaire.
- Sale temps, hein ?
Cette question et son évidence m'ont tiré de mes pensées vides.
- Comment ?
- Sale temps, ils annoncent ça pour le reste de la journée.
- Ah...
- Vous allez loin ?
- Assez, enfin pas trop.
- Vous descendez ?
Bien bas pensai-je.
- Oui, je descends mais je ne sais pas encore où je m'arrêterais.
A ces mots, le jeune a souri en me regardant d'un air étrange.
- L'aventure. C'est ça ?
- C'est ça.
- En parlant d'aventure, puisque vous êtes à vide, enfin seul, ça vous dirait pas de faire du covoiturage ?
J'ai répondu trop vite.
- Pourquoi pas.
- Ça tombe bien, j'ai là deux autostoppeurs trempés aux os. Ça fait deux heures qu'ils attendent que quelqu'un les prenne, mais vu le temps, il n'y a pas trop de monde qui passe, alors si vous pouviez les emmener un bout de chemin ; ce serait cool.
Ce serait cool.
- Ok. Ils sont où vos gars ?
- Je les ai mis dans la salle de repos, histoire qu'ils se sèchent un peu. Attendez, je reviens.
Mais qu'est-ce qu'il m'a pris de dire oui à ce type, dans quel pétrin allais-je me fourrer, moi ?
Le type a réapparu suivi des deux autostoppeurs. Deux types, la vingtaine, les cheveux plaqués par l'humidité, le sourire aux lèvres.
- Vous nous emmenez ? C'est cool !
Cool. C'est le mot de la journée on dirait. Un mot cool.
- Allez on y va, ai-je répliqué.
C'est comme ça que je me suis retrouvé avec ces deux gars dans la voiture, alors que j'ai à peine dit oui pour les emmener. Voilà quarante kilomètres qu'on roule. Je ne sais pas comment je me suis retrouvé à accepter qu'ils passent leur musique dans ma bagnole. Vous aimez le rock, m'a demandé celui installé à la place passager. J'ai répondu par l'affirmative et aussi vite qu'il a pu, en deux mouvements, il a fait communiquer son téléphone portable avec l'autoradio. Putain de technologie, tout ça est beaucoup trop facile. Son rock n'est pas mon rock, un fondamental dans ce que j'en entends, pas ce bruit qui titille mes tympans depuis dix minutes.
- Vous aimez ?
- pas trop.
- Ce n'est pas ce type de musique que vous écoutez ? vous écoutez quoi en fait ?
- Plutôt du blues, du rock années soixante-dix, gras, lourd, cheveux sales et pattes d'éph'. Mais des musiciens solides, avec des fondamentaux solides. Il ne suffit pas de mettre deux guitares saturées pour faire un son rock. Il faut d'abord connaitre son histoire musicale, s'en inspirer, apprendre l'école de l'humilité. Ne pas chercher la performance. Après on peut jouer, fort si on veut, mais pas n'importe comment. Pas ce...bruit.
Le gars est parti dans un grand rire.
- Tu dis ça parce que t'es de la vieille école. T'es resté figé dans la glace trop longtemps. Faut ouvrir ton esprit et tes oreilles. Etre open, quoi. Cool !
Cool.
Donc, le gars me tutoie maintenant et se fout de ma gueule. Je jette un œil dans le rétroviseur. L'autre à l'arrière se marre en silence, en résonance avec son pote. Je croyais qu'il écoutait sa musique avec ses oreilles supplémentaires qui lui faisaient deux boudins de chaque côté du crâne. En fait, il ne perdait pas une goutte de ce merdier. J'ai pilé, les roues se sont bloquées et je suis parti en aquaplaning. Heureusement, une petite aire dégagée s'ouvrait sur le côté de la départementale. La voiture s'est arrêtée juste devant le squelette d'une poubelle dégueulante. Ça a klaxonné derrière moi. Je m'en foutais. Le camion m'a doublé dans des gerbes d'eau.
- Fin du voyage, les gars. Descendez. Vous connaissez Canned Heat ? On the road again. Ça c'est rock.
Les deux types, incrédules, ont fait mine de broncher. A ma tronche, ils ont vu que je ne plaisantais pas. A peine le pied posé sur le gravier, j'ai redémarré en faisant patiner les roues. Les types courraient derrière la voiture. J'ai d'abord cru qu'ils voulaient me faire la peau. Dix bornes plus tard. J'ai soudain compris la raison de leur course.
J'avais leurs sacs dans mon coffre.