Un billet #14

Au pays, ce lointain

Ils ont traversé des mers, des déserts, des montagnes et des vallées, des continents. Ils sont partis, ils ont fui, quitté une famille, des amis, un pays, des odeurs, des couleurs, des parfums, des sons, des chants. Ils ont emporté avec eux quelques souvenirs, des vêtements, de l'argent, emprunté, économisé.

Ils sont partis, la peur ancrée dans les viscères et leurs méninges. Ils ont redouté cet instant, celui de tout quitter, l'instant des embrassades, l'instant des pleurs, le moment de lâcher la main des aimés, de laisser les parents, les enfants, la famille, les amis, la ville, le village qui ne les reverrait peut-être jamais. Ils ont marché, sont montés dans des voitures ou des camions, des avions, des bateaux. Ils ont suivi, en groupe, le chemin indiqué par les passeurs, priant que celui-ci ou celui-là ne sera pas un qui les abandonnera, sur le chemin, ou au fond d'un ravin. Ils se sont éloignés, de mètres en kilomètres, jusqu'à ne plus savoir compter, jusqu'à ignorer où l'on est. Ils ont eu froid, recroquevillés, rapprochés, dans la nuit, cachés, au fond des fossés, dans le cul des camions, dans des bâtiments oubliés. Ils ont marché, vite, pour ne pas éveiller, l'attention du douanier, la vigilance du soldat, le regard du policier. Ils ont rusé, ils ont payé, ont essayé de passer, jusqu'à parfois, y arriver.

J'ai rencontré des femmes, j'ai rencontré des hommes, parfois des enfants, aux histoires presque pareilles.

La guerre que l'on fuit, la pauvreté qu'il faut éloigner, le pays si lointain, presque inaccessible qui pourra les sauver. J'ai rencontré des femmes, j'ai rencontré des hommes, sans enfant ici, laissés là-bas, à une mère, à un parent. J'ai rencontré des femmes, j'ai rencontré des hommes, parfois des enfants, armés du courage que jamais je n'aurai, accepter l'inacceptable dans un pays censé protéger, je les ai vu encaisser l'offense et l'insulte, par crainte d'être remarqués. J'ai vu des femmes et des hommes, parfois des enfants, emplis de dignité, masquer leur souffrance, et parfois leur chance d'avoir réussi ou d'autres avaient échoué. J'ai vu des femmes et des hommes, parfois des enfants sourire à l'adversité, masquer par l'optimisme l'incapacité à projeter leur vie sur des lendemains qui dansent. J'ai connu des femmes, j'ai connu des hommes, parfois des enfants, terrassés de fatigue et de désespoir et pourtant se lever, me dire « ça va », parce que dire « ça ne va pas » est trop lourd à raconter.

© 2019 Pascal Deleu. Tous droits réservés.
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